Je fais face au bâtiment depuis plus de 20 minutes. Paralysé.
Je sens leur présence derrière la façade avenante et ses séduisantes baies vitrées. Les fauteuils colorés qu’on aperçoit ne me trompent pas. Ils sont là, j’aperçois leurs silhouettes en second plan. Habillés de couleurs chaudes, mais glaçants à mon regard lucide. Je vais devoir les affronter et le plus probable est que je n’y survive pas.
Ce matin au petit déjeuner, j’ai longuement regardé ma famille. Mon père, la tête penchée sur son bol de café, sa première cigarette à la main et le regard sur son portable. Une odeur de Whisky l’environnant. Ma mère debout face à la fenêtre le regard dans le vague. Ma petite sœur en train de babiller toute seule, indifférente à tout ce qui pourrait voiler sa gaieté d’enfant de 18 mois, pour qui la vie c’est dormir, manger, faire pipi et caca et recommencer le cycle. Tellement mignonne et adorable que j’ai parfois envie de l’étouffer.
Ma mère sentant sans doute mon regard s’est retourné et m’a demandé ce que j’avais, elle me trouvait bizarre. Je lui ai souri et je ne lui ai pas répondu. Comment lui dire que je me gorgeais les yeux de la vision de ceux que j’aime car je ne savais pas si je les reverrais.
J’ai peur. Pas tant de l’épreuve qui m’attend, de la douleur et du sang, pas de ce que les maîtres de ce bâtiment vont me faire. Mais surtout de tout ce que je risque de perdre. De tous ces instants que je ne connaîtrais pas. Les premiers mots de ma sœur par exemple.
Quand je rouvre les yeux, la bâtisse est toujours là, me narguant de son air faussement accueillant. Cette joie factice ne trompe que ceux qui, au moment où ils signent le funeste pacte, croient naïvement qu’ils vont respecter les règles. Moi aussi j’y croyais quand je suis venu la première fois. Signez là m’ont-ils dit. Signez là et tous ces trésors seront à vous. Ces rayonnages débordant, ces bacs emplis de bandes dessinées, ces écrans multiples, tout deviendra vôtre. Vous pourrez vous abstraire du temps et des distances. Visiter et parcourir le monde, plonger dans l’histoire. Quel imbécile ai-je été. Même si je n’avais à l’époque que 7 ans et demi, j’aurais dû savoir qu’on n’offre pas de telles splendeurs pour rien !
On vous les offre pour que les preniez à pleines mains, que vous vous en repaissiez et qu’enivré vous oubliez le pacte et ses règles. Pas tout de suite bien sûr. Au début, vous revenez en temps utile. Vous conservez les trésors bien rangés dans votre chambre à un endroit où ils ne s’égareront pas. Vous faites en sorte que votre petite sœur aux mains souvent pleine de yaourt, de confiture ou autres saletés ne les approchent pas.
Mais vous vieillissez. Un jour vous avez 8 ans. Puis 9, puis 9 ans et demi. Vous croyez avoir atteint l’ère de la sagesse. Et vous baissez la garde…
C’est arrivé il y a un mois. Un moment d’inattention. La porte de ma chambre laissée ouverte et la petite diablesse qui s’y faufile. Quelques minutes d’inattention et j’ai retrouvé les grimoires ouvert sur le sol, plusieurs pages gribouillées, un autre mâchouillé et déchiré… Et devant la coupable, 18 mois, gazouillant, ravie. Mon premier réflexe a été de la livrer aux maîtres du bâtiment. Qu’ils la sacrifient et lui arrachent le cœur s’ils le veuillent. Mais je ne peux pas faire cela. Elle ne contient sans doute pas assez de sang pour qu’ils puissent s’en repaître et ils viendront se saisir du reste de ma famille.
Et puis je suis l’ainé. Mes parents peuvent survivre sans moi. J’ai presque 10 ans, de toute façon j’aurais bientôt quitté la maison.
Un sursaut d’énergie me parcourt et j’en profite pour avancer sans réfléchir. Je franchis le portail et pénètre dans ce qui a été mon paradis pendant des mois et risque de se transformer en mon mausolée. La lumière est partout présente, les couleurs chaudes des mobiliers, des fauteuils et autres canapés vibrent et vous attirent comme un pistil chargé de nectar amène à lui l’innocent coléoptère.
Il est temps d’en finir. J’avance vers ce qu’ils appellent ici la banque de prêt et de retour. Oh, ils ne parlent pas des transactions de documents, naïfs que vous êtes. Mais de la fragilité du destin humain, qui n’attend qu’une faute de votre part pour vous saisir et vous ingérer à nouveau. Banque de prêt de quelques années de vie plaisante et banque de retour au néant qui nous attend tous.
Derrière ce meuble impressionnant, un regard doux suit ma progression et un sourire chaleureux m’enveloppe. C’est la plus jeune des bourreaux qui va donc prononcer la sentence. Elle s’appelle Sandra et lorsqu’elle ne procède pas à des mises à mort, c’est elle qui anime l’heure du conte pour les moins de 6 ans.
Dans cette dernière marche, la pensée de mes amis m’accompagne. Justine, Enzo, je vous rejoins.
Justine, en retard de 3 semaines dans la restitution des 4 albums de Mortelle Adèle. Selon la version officielle, partie avec ses parents pour le sud suite à une mutation professionnelle soudaine. Ses ossements doivent reposer au 3eme sous-sol du bâtiment.
Enzo, fan de manga, que j’ai laissé un mercredi soir des vacances de printemps lire concentré dans une alcôve. Le lundi suivant, il n’est pas revenu à l’école. Le directeur nous a annoncé qu’il était malade et devait suivre un traitement. On a même essayé d’endormir ma méfiance en m’envoyant une carte postale prétendument signée de sa main. Mais je savais. Je savais que parfois l’heure de fermeture venu, quand il n’avait pas fini son manga, il l’empruntait en le glissant sous son tee-shirt. Il avait dû être repéré à la sortie et sacrifié dans le sang sur l’autel de pierre que les prêtres de ce lieu doivent cacher quelque part
En évitant le regard de Sandra, je pose les 8 documents qui ont brisé ma vie. 7 en retard et le 8eme vandalisé par ma petite sœur. De longues secondes s’écoulent. J’entends le bip de la machine qui sonne. Et la voix qui s’adresse à moi.
“Et bien dis donc 4 semaines de retard tu n’y va pas de main morte. La prochaine fois, on te bloque la carte pour 8 jours ”
Je relève la tête. Son regard amusé me contemple tendrement.
Allez zou, va refaire tes réserves.
Une vague de chaleur, de joie m’envahit. Je suis vivant, je vais vivre.
Je ne demande pas mon reste et me précipite vers les rayonnages. Je pense déjà à ce que je vais pouvoir emprunter.
Il me faut le tome 5 de “Nausicaä de la vallée du vent” et puis j’ai bien envie de réemprunter le DVD de Gremlins, je ne l’ai vu que 32 fois.
C’est dans un recoin de l’espace Bande dessinée, retiré et invisible que cela se passe. L’étagère pleine de Comics s’ouvre d’un coup, et deux bibliothécaires se saisissent de moi. Lorsque la lame a caressé ma gorge, ils ont fait en sorte que le flot de sang n’éclabousse pas les livres.