
Je la hais. Je ne sais pas comment j’en suis arrivée là mais c’est bien de la haine pure. Froide et presque détachée de son objet. Ce sentiment je l’ai longtemps combattu ou du moins tenté de l’apprivoiser. Mon moi rationnel et poli, mon moi social-démocrate s’adressaient à mon moi sauvage en soulignant tout ce que cette personne pouvait avoir comme bons côtés, ses probables traumatismes personnels. Cela a marché un temps, d’autant plus que j’avais mis le maximum de distance entre elle et moi.
Il a suffi, par un simple jeu de réorganisation d’organigramme, que nous nous retrouvions dans le même service à quelques portes l’une de l’autre et, surtout, contraintes de travailler régulièrement ensemble pour que, telle une flamme étouffée qui retrouve de l’oxygène, tout explose.
Maintenant que je lui ai lâché la bride, cette haine prospère. Au début, je la ressentais, la décrivais, comme une tumeur qui insidieusement colonisait les organes l’entourant. Mais cette comparaison était bien trop péjorative. Car cette détestation, c’est aussi une formidable source d’énergie. Quand je relâche mon propre jugement petit bourgeois, je l’apprécie, je la goûte, je la savoure. Elle me réchauffe, me fait me sentir vivante et étrangement apaisée. Comme l’amour, la haine vous nourrit. Cela sonne comme un cliché mais maintenant que je le vis je le ressens dans toutes mes tripes.
Anne-Charlotte Berthomiet. Elle s’appelle Anne-Charlotte Berthomiet. Elle est en charge de la division achat de l’entreprise où je dirige le service juridique. Nous avons sensiblement le même âge et un parcours de bonnes élèves ayant choisi d’investir un milieu professionnel peu ouvert aux femmes. Le BTP. Une vie familiale classique. Mariées, 2 enfants en primaire.
Que nous ne nous entendions pas n’était pas étonnant. Trop de points communs apparents. Et une attitude face à la vie diamétralement opposée. Elle redoutait. Je laissais venir. Elle soupçonnait. Je faisais confiance. Elle affrontait la difficulté bille en tête. J’esquivais tant que je pouvais. Elle donnait tout pour son travail. Je n’y voyais qu’un gagne pain.
Tout cela aurait pu faire le lit d’une détestation ordinaire, d’une relation faite de sourires froids et de pensées méprisantes. Mais il y a eu un moment de cristallisation. Une étincelle qui a déclenché l’incendie.
En janvier dernier, j’ai accueilli une stagiaire de 3ème. La fille d’une amie de mon frère. Un service rendu pour quelqu’un que j’appréciais. La semaine où le stage était programmé ne pouvait pas plus mal tomber pour moi. Une nouvelle directive européenne venait d’être adoptée et les règles d’importation de nos fournitures en étaient bouleversées. J’allais devoir pondre en urgence des notes juridiques et me plonger dans le droit européen. Avec, dans les pattes, cette gamine que j’allais devoir occuper.
Le vendredi avant son arrivée, dans la salle de pause où je buvais un café, j’en parlais à mes collègues, leur demandant s’ils ne pouvaient pas m’en décharger quelques heures la semaine suivante en lui confiant un tâche quelconque. Comme je m’y attendais, un silence de mort accueillit ma demande. Puis, à mon grand étonnement, Anne-Charlotte Berthomiet me proposa de la prendre 2 jours sur les 5 dans son service.
Je ne pense pas qu’elle l’avait fait en ayant à l’esprit ce qui allait se passer. C’était sans doute simplement plus fort qu’elle.
La petite, Eléane, était charmante. Timide mais avec une volonté de bien faire touchante. Curieuse et futée également. Et elle me regardait avec des grands yeux plein d’admiration. Le mercredi soir lorsque je l’ai accompagnée dans le bureau d’Anne-Charlotte Berthomiet pour la lui confier les 2 derniers jours de son stage, je l’ai presque regretté. J’allais devoir faire mes photocopies toute seule et aller chercher mon café moi-même.
Le jeudi, j’ai à peine aperçu Eléane. Elle est passée deux ou trois fois devant mon bureau mais semblait trop occupée pour s’arrêter discuter. Le soir on s’est croisées alors que je partais mais elle m’a juste souri et s’est dépêchée de retourner dans le bureau d’ Anne-Charlotte Berthomiet .
Le lendemain c’était le dernier jour de la semaine et de son stage et j’avais tellement bien avancé dans mes dossiers que j’ai décidé de reprendre la petite avec moi. J’avais envoyé un mail pour avertir Anne-Charlotte dès 7h30 du matin depuis chez moi mais à 11 h je n’avais toujours pas de réponse et pas d’Eléane en vue. Je suis donc allée dans le bureau d’Anne-Charlotte Berthomiet pour récupérer ma stagiaire. Quand je suis arrivée, elles étaient toutes les deux plongées dans leur travail. Un tableau touchant. La petite s’était installée sur une table d’appoint à quelques dizaines de centimètre d’Anne-Charlotte et était absorbée par le classement de fiches.
J’ai toussoté et elles ont toutes les deux relevé la tête. Anne-Charlotte Berthomiet m’a regardé longuement avant de prendre la parole, laissant le silence s’installer comme elle sait si bien faire.
Ah Marianne, j’allais répondre à ton mail justement. Merci de ta proposition mais j’ai encore besoin d’Eléane. Elle préfère remplir la mission que je lui ai confiée plutôt que faire tes photocopies…
Eléane semblait gênée et rougit. Je n’ai pas voulu la mettre en porte à faux. Cette femme l’avait manipulée. Elle ne perdait rien pour attendre.
Un peu avant midi je suis allée aux toilettes. Pendant que j’étais dans une cabine quelqu’un est entré et a commencé à se laver les mains. Un téléphone a sonné et une conversation s’est engagée. C’était la petite. J’ai compris que son interlocutrice devait être une de ses copines de collège.
Oui c’est mon dernier jour. Je suis trop deg’ que ce soit déjà fini ! J’adore travailler dans les bureaux… Oui super bien ! Surtout depuis hier. Anne-Charlotte elle m’a demandé de réunir des factures et de faire un tableau de classement… Ma maîtresse de stage, elle est gentille mais bon elle m’a juste donné à faire des photocopies et elle a passé son temps soit à parler à des copines au téléphone en disant qu’elle était débordée, soit à commander des choses sur Internet. Elle croyait que je la voyais pas… Mme Berthomiet, elle c’est une vraie bosseuse !
J’attendis que la punaise eût fini sa conversation et reparte avant de sortir de la cabine.
J’avais appelé quelques amies c’est vrai, mais pas plus que 4 ou 5 par jour. Et sur Vente Privée il y avait des affaires incroyables cette semaine là. Mais quelle petite punaise ! La Berthomiet l’avait formatée.
En fin d’après midi, lorsqu’Eléane vint me voir pour me faire remplir et signer son bilan de stage, je vis qu’Anne-Charlotte Berthomiet avait joint un post-it où elle chantait les louanges de sa nouvelle protégée. Je félicitais celle-ci bien sûr. Puis lui demandais d’aller me photocopier un ou deux articles pendant que je remplissais son évaluation.
Elle laissa son sac à dos Eastpack sur la chaise, le petit agneau. J’avais envisagé d’y glisser mon i phone et de la faire contrôler par les vigiles de l’entrée mais je ne suis pas un monstre. Je me contentais d’ouvrir son yop et de le coucher sur le côté.
L’évaluation ne me prît que quelques minutes. D’abord les croix. Très satisfaisant / Satisfaisant / Moyennement satisfaisant / Insuffisant. Je ne suis pas un monstre. Je ne cochais aucun “insuffisant”. Du “moyennement satisfaisant” partout. Et le commentaire que j’avais poli tout l’après midi me vint naturellement sous la plume.
“Eléane a été présente pendant la totalité de son stage. Elle gagnerait à écouter les conseils des adultes et à moins soupirer quand on lui confie une tâche. Une meilleure hygiène personnelle doit également être observée à l’avenir”.
Quand elle revint et que je lui tendis l’évaluation, elle n’osa pas la lire devant moi. Je lui souhaitais une très bon week-end et lui dis que puisqu’elle avait passé une bonne partie de son stage avec Mme Berthomiet, j’étais allée lui faire valider mon évaluation.
Voici donc comment ma guerre personnelle avec Anne-Charlotte Berthomiet commença.
Tous les jours quand nous nous croisons dans le couloir ou dans la salle de pause, je lui souris. La complimente sur sa bonne mine ou sur sa dernière réussite professionnelle. Elle me sourit en retour avec son air calme et serein. Qu’elle en profite tant qu’elle peut.