Le chemin du sacrifice

Je fais face au bâtiment depuis plus de 20 minutes. Paralysé. 

Je sens leur présence derrière la façade avenante et ses séduisantes baies vitrées. Les fauteuils colorés qu’on aperçoit ne me trompent pas. Ils sont là, j’aperçois leurs silhouettes en second plan. Habillés de couleurs chaudes, mais glaçants à mon regard lucide. Je vais devoir les affronter et le plus probable est que je n’y survive pas.

Ce matin au petit déjeuner, j’ai longuement regardé ma famille. Mon père, la tête penchée sur son bol de café, sa première cigarette à la main et le regard sur son portable. Une odeur de Whisky l’environnant. Ma mère debout face à la fenêtre le regard dans le vague. Ma petite sœur en train de babiller toute seule, indifférente à tout ce qui pourrait voiler sa gaieté d’enfant de 18 mois, pour qui la vie c’est dormir, manger, faire pipi et caca et recommencer le cycle. Tellement mignonne et adorable que j’ai parfois envie de l’étouffer.

Ma mère sentant sans doute mon regard s’est retourné et m’a demandé ce que j’avais, elle me trouvait bizarre. Je lui ai souri et je ne lui ai pas répondu. Comment lui dire que je me gorgeais les yeux de la vision de ceux que j’aime car je ne savais pas si je les reverrais.

J’ai peur. Pas tant de l’épreuve qui m’attend, de la douleur et du sang, pas de ce que les maîtres de ce bâtiment vont me faire. Mais surtout de tout ce que je risque de perdre. De tous ces instants que je ne connaîtrais pas. Les premiers mots de ma sœur par exemple.

Quand je rouvre les yeux, la bâtisse est toujours là, me narguant de son air faussement accueillant. Cette joie factice ne trompe que ceux qui, au moment où ils signent le funeste pacte, croient  naïvement qu’ils vont respecter les règles. Moi aussi j’y croyais quand je suis venu la première fois. Signez là m’ont-ils dit. Signez là et tous ces trésors seront à vous. Ces rayonnages débordant, ces bacs emplis de bandes dessinées, ces écrans multiples, tout deviendra vôtre. Vous pourrez vous abstraire du temps et des distances. Visiter et parcourir le monde, plonger dans l’histoire. Quel imbécile ai-je été. Même si je n’avais à l’époque que 7 ans et demi, j’aurais dû savoir qu’on n’offre pas de telles splendeurs pour rien !

On vous les offre pour que les preniez à pleines mains, que vous vous en repaissiez et qu’enivré vous oubliez le pacte et ses règles.  Pas tout de suite bien sûr. Au début, vous revenez en temps utile. Vous conservez les trésors bien rangés dans votre chambre à un endroit où ils ne s’égareront pas. Vous faites en sorte que votre petite sœur aux mains souvent pleine de yaourt, de confiture ou autres saletés ne les approchent pas.

Mais vous vieillissez. Un jour vous avez 8 ans. Puis 9, puis 9 ans et demi. Vous croyez avoir  atteint l’ère de la sagesse. Et vous baissez la garde…

C’est arrivé il y a un mois. Un moment d’inattention. La porte de ma chambre laissée ouverte et la petite diablesse qui s’y faufile. Quelques minutes d’inattention et j’ai retrouvé les grimoires ouvert sur le sol, plusieurs pages gribouillées, un autre mâchouillé et déchiré… Et devant la coupable, 18 mois, gazouillant, ravie. Mon premier réflexe a été de la livrer aux maîtres du bâtiment. Qu’ils la sacrifient et lui arrachent le cœur s’ils le veuillent. Mais je ne peux pas faire cela. Elle ne contient sans doute pas assez de sang pour qu’ils puissent s’en repaître et ils viendront se saisir du reste de ma famille.

Et puis je suis l’ainé. Mes parents peuvent survivre sans moi. J’ai presque 10 ans, de toute façon j’aurais bientôt quitté la maison. 

Un sursaut d’énergie me parcourt et j’en profite pour avancer sans réfléchir. Je franchis le portail et pénètre dans ce qui a été mon paradis pendant des mois et risque de se transformer en mon mausolée. La lumière est partout présente, les couleurs chaudes des mobiliers, des fauteuils et autres canapés vibrent et vous attirent comme un pistil chargé de nectar amène à lui l’innocent coléoptère.

Il est temps d’en finir. J’avance vers ce qu’ils appellent ici la banque de prêt et de retour. Oh, ils ne parlent pas des transactions de documents, naïfs que vous êtes. Mais de la fragilité du destin humain, qui n’attend qu’une faute de votre part pour vous saisir et vous ingérer à nouveau. Banque de prêt de quelques années de vie plaisante et banque de retour au néant qui nous attend tous.

Derrière ce meuble impressionnant, un regard doux suit ma progression et un sourire chaleureux m’enveloppe. C’est la plus jeune des bourreaux qui va donc prononcer la sentence. Elle s’appelle Sandra et lorsqu’elle ne procède pas à des mises à mort, c’est elle qui anime l’heure du conte pour les moins de 6 ans.

Dans cette dernière marche, la pensée de mes amis m’accompagne. Justine, Enzo, je vous rejoins.

Justine, en retard de 3 semaines dans la restitution des 4 albums de Mortelle Adèle. Selon la version officielle, partie avec ses parents pour le sud suite à une mutation professionnelle soudaine. Ses ossements doivent reposer au 3eme sous-sol du bâtiment.

Enzo, fan de manga, que j’ai laissé un mercredi soir des vacances de printemps lire concentré dans une alcôve. Le lundi suivant, il n’est pas revenu à l’école. Le directeur nous a annoncé qu’il était malade et devait suivre un traitement. On a même essayé d’endormir ma méfiance en m’envoyant une carte postale prétendument signée de sa main. Mais je savais. Je savais que parfois l’heure de fermeture venu, quand il n’avait pas fini son manga, il l’empruntait en le glissant sous son tee-shirt. Il avait dû être repéré à la sortie et sacrifié dans le sang sur l’autel de pierre que les prêtres de ce lieu doivent cacher quelque part

En évitant le regard de Sandra, je pose les 8 documents qui ont brisé ma vie. 7 en retard et le 8eme vandalisé par ma petite sœur. De longues secondes s’écoulent. J’entends le bip de la machine qui sonne. Et la voix qui s’adresse à moi. 

Et bien dis donc 4 semaines de retard tu n’y va pas de main morte. La prochaine fois, on te bloque la carte pour 8 jours

Je relève la tête. Son regard amusé me contemple tendrement. 

Allez zou, va refaire tes réserves.

Une vague de chaleur, de joie m’envahit. Je suis vivant, je vais vivre.

Je ne demande pas mon reste et me précipite vers les rayonnages. Je pense déjà à ce que je vais pouvoir emprunter.

Il me faut le tome 5 de “Nausicaä de la vallée du vent” et puis j’ai bien envie de réemprunter le DVD de Gremlins, je ne l’ai vu que 32 fois. 

C’est dans un recoin de l’espace Bande dessinée, retiré et invisible que cela se passe.  L’étagère pleine de Comics s’ouvre d’un coup, et deux bibliothécaires se saisissent de moi. Lorsque la lame a caressé ma gorge, ils ont fait en sorte que le flot de sang n’éclabousse pas les livres.

Photo de Lisa Fotios sur Pexels.com

Photos

Un champ. De céréales je crois. Au fond, une haie. Le ciel est plutôt bas.

Un abribus. Et derrière, la façade d’une maison grise.

Une église. Quelques voitures garées devant et deux platanes déplumés.

Un pont. Pris en contre plongée. 

Un automne, il y a quelques années,  j’ai commencé à recevoir des photos sur mon smartphone. Une tous les deux jours environ. Elles ne témoignaient pas d’un talent particulier de leur créateur et leur caractère esthétique était proche de zéro. 

Le fait qu’elles m’arrivent sans aucun commentaire ni mot d’accompagnement était le plus remarquable.

Je n’avais plus de nouvelles de celui qui me les envoyait, Jérôme, depuis plus de 5 ans. Depuis la mort de sa mère en fait. Tant qu’elle vivait, je l’appelais 1 ou 2 fois par an et parmi les sujets que nous abordions lors de notre conversation souvent poussive – nous n’étions pas des grands causeurs ni l’un ni l’autre – il y avait bien sûr les dernières nouvelles de ses enfants, mes cousins. Lætitia et son parcours rectiligne. Bonne élève, travailleuse et discrète, le concours de professeur, le mariage avec un autre enseignant,  10 ans en région parisienne avant de revenir dans sa région natale avec ses deux enfants. Tout aussi bons élèves, travailleurs et légèrement ennuyeux qu’elle. 

Et puis Jérôme. Le benjamin qui avait mon âge à 3 mois près. Enfant plein de facilité et de vie mais qui ne restait pas en place. Des études passables. Une licence abandonnée en cours de route. Quelques conneries de jeunesse. Des petits boulots enchaînés. Puis finalement un travail dans une menuiserie qui dure un peu plus que les autres, une formation, une rencontre avec une collègue. La mise en ménage. Le pavillon à quelques kilomètres de chez ses parents. Les fins de mois pas mirifiques mais bouclées quand même. Une vie quoi. 

Jérôme et moi n’étions pas cousin germain. Notre lien familial était plus éloigné. Ma grand-mère était cousine avec leur grand-père si je me souviens bien. Un cousin à la mode de Bretagne. Ou « remué de germain » comme on disait dans notre campagne natale.  Nous avions pourtant partagé tous nos étés d’enfance dans la ferme de mes grands parents et cela nous faisait beaucoup de souvenirs en commun. Des semaines entières où nous étions l’un pour l’autre le seul compagnon de jeu, le seul rempart contre l’ennui. Des années où nous rêvions ensemble de nos vies futures, des voyages que nous ferions ensemble quand nous serions grands.

L’Adolescence avait commencé à nous  éloigner peu à peu, nos parcours de jeunes adultes encore plus. J’étais parti à Paris, j’avais réussi mes études, décroché un bon job qui me rapportait beaucoup. 

Quand je rentrais chez moi, qui était désormais « chez mes parents », je l’appelais de moins en moins pour aller prendre un verre au troquet ou faire un footing ensemble. De moins en moins puis plus du tout. Il a continué à m’envoyer des messages pendant quelques mois et puis il a arrêté.

Et un jour, les seuls moments où nous nous sommes vus furent les repas familiaux, les piques niques d’étés qui se raréfièrent  à mesure que la génération de nos grands-parents puis de nos parents vieillissait puis disparaissait.

Cinq ans après notre dernier échange – une conversation rapide à la sortie du crématorium où nous avions dit adieu à sa mère – j’ai donc commencé à recevoir des photos de sa part. J’ai d’abord cru à une erreur de destinataire. Je n’ai pas répondu. Le surlendemain, il m’envoyait la photo de l’ abribus. 

Je lui ai envoyé un SMS. Lui demandant comment il allait. Il n’a pas répondu tout de suite. Une demi-heure plus tard, une autre photo est arrivée. Un bout de pelouse. devant une tribune de stade. Un stade de village. Toujours sans texte ni commentaire.

J’ai trouvé ça bizarre. Mais je n’ai pas creusé.

Les photos ont continué à arriver. Toujours de lieux sans relief. Sans beauté particulière. Impossible à identifier ou localiser.

Je me suis mis à lui répondre. D’abord par des questions.

C’est un jeu Jérôme ?

Y a un truc à gagner ?

– C’est ton fils qui t’a piqué ton portable et qui te fait des farces ?

– Ca va sinon ?

Aucune réponse. Sinon régulièrement des images.

Le week-end suivant, après avoir reçu une photo d’un hangar en tôle, je me suis décidé à l’appeler.

La sonnerie puis la messagerie.

Je ne sais plus ce que je lui ai dit exactement. Sans doute que je serais  content d’avoir de ses nouvelles. Que je ne comprenais pas pourquoi il m’envoyait des photos. Mais qu’il pouvait continuer bien sûr et m’appeler pour qu’on se raconte nos vies.

Lors de mon coup de fil hebdomadaire à ma mère, je lui ai demandé si elle savait ce que devenait Jérôme. 

Non, pas depuis au moins 3 ans. A l’époque, elle avait entendu dire qu’il ne travaillait plus à la menuiserie et avait trouvé un autre boulot à 40 km du village. Elle apercevait parfois sa femme au Super U mais elles se contentaient de se sourire de loin.

Je ne lui ai rien dit pour les photos.

La semaine suivante pendant quelques jours les photos ont cessé d’arriver. C’est bizarre mais ça m’inquiétait. Ou ça me manquait. Je n’aurais pas su dire. Et puis j’en ai reçu une nouvelle. Un chien dans une ruelle. 

J’ai photographié la vue de ma fenêtre de bureau. Le parvis de la Défense en fin d’une matinée grise  de Novembre. Et je lui ai envoyé. 

Le lendemain je recevais la photo d’une église. J’ai cru reconnaître celle du village de mes grands-parents. Où Jérôme habitait. Je lui ai envoyé une vue d’un quai du RER A.

Cela a continué comme cela. Je ne cherchais plus à l’appeler ou à lui poser des questions. On s’envoyait une photo par jour tout simplement. 

En décembre, comme chaque année,  je suis allé  voir ma mère. J’arrive la veille de Noël et je reste deux ou trois jours. Depuis la mort de mon père, on fête Noël tous les deux. On laisse la télé allumée toute la journée. Et la radio dans la cuisine également. On a l’impression d’être plus nombreux.

Le jour de Noël, alors que nous faisions une promenade dans le petit bois, elle m’a reparlé de Jérôme. Elle avait demandé de ses nouvelles à une de ses amies qui habitait le même village que lui. 

Sa femme avait été malade. Mais elle allait mieux.  Son fils aîné jouait dans l’équipe de foot du village. Jérôme s’était installé à son compte comme artisan et il avait une bonne réputation.. Il s’était présenté aux municipales l’année dernière et avait été élu au conseil. 

En fin d’après-midi, j’ai pris en photo le petit sapin que ma mère tient toujours à dresser et à décorer dans son salon. Je l’ai envoyé à Jérôme. Il ne m’a pas répondu.

Le lendemain ma mère m’a ramené à la gare TGV de la Préfecture. On était en avance, je lui ai offert un chocolat chaud dans une brasserie. Nous étions installé à coté d’une grande baie vitrée. De la buée empêchait de voir à l’extérieur et on s’est amusé à faire des dessins. Ma mère surveillait du coin de l’oeil que le serveur ne nous voit pas. Juste avant de partir, j’ai pris en photo le résultat de nos jeux sur la vitre. Une île déserte. Un lapin. Un smiley.

Dans le train, un peu plus tard, j’ai pensé l’envoyer à Jérôme. Je ne l’ai pas fait. Cela fait trois ans maintenant. Je n’ai pas eu de ses nouvelles depuis.

Twentysix Bus Shelters – Eric Solé / Philip Nolde

McGuffin

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C’est Jeannot qui nous a avertis. Le matin, vers les 10h, il se débrouille toujours pour aller faire une petite pause journal dans la salle des archives. Comme le patron est plutôt du genre méfiant, il prend une sacoche sous le bras et part d’un air décidé pour que tout le monde croie qu’il a un document à apporter au service courrier. Cela lui donne 15 minutes pour lire tranquillement la rubrique des décès du Sud Ouest et commencer le Sudoku de la dernière page. Et donc, il était peinard au fond de la salle quand il a entendu le patron et son adjoint en parler juste derrière la cloison. On allait être inspecté par la direction de Paris. Comme ça, par surprise, un jour on arriverait et ils seraient là à vérifier les comptes et nos bordereaux verts puis à comparer le référentiel B15 et les statistiques de l’application FIBER. La tuile quoi. Vous imaginez, nos combines pour faire en sorte que pour le patron et son adjoint notre travail paraisse à peu près d’équerre allaient forcément être découvertes.

Quand Jeannot nous a annoncé la nouvelle à la pause de midi, on a paniqué sévère. Mme Jassieu s’est mise à pleurer en disant que ça faisait 5 mois qu’elle remplissait la rubrique J 25 un peu au pif et qu’elle allait jamais réussir à tout remettre d’aplomb. Jean-Paul, qui est encore contractuel, s’est mis à avoir une crise d’asthme en pensant aux formulaires X72 qu’il jetait en douce depuis 2 mois parce que c’était la plaie à contrôler. Jeannot lui était muet ce qui ne lui arrive jamais.

Vu que je suis le plus vieux du service et que, avouons-le, pour les collègues je représente un peu une figure paternelle, j’ai essayé de prendre de la hauteur et de trouver une solution.

Ne paniquons pas, leur ai-je dit !! En 98, j’ai déjà vécu une de ces inspections et je sais comment ils font les cocos de Paris. Il se mettent pas la rate au court bouillon, ils se contentent de prendre les chiffres de la semaine et de les vérifier. Il suffit juste que le jour où ils débarquent on soit prêt et que nos formulaires et l’application soient d’équerre sur la dernière semaine.

On a tous eu un moment d’euphorie face à l’évidence de mon assertion (et en toute modestie de mon génie). Et puis Mme Jassieu a douché tout le monde.

« Mais ça veut dire que jusqu’à ce qu’ils viennent il faut qu’on travaille vraiment ? Mais si ils viennent dans 3 mois ? Ou dans 6 ? »

Parce que le problème il était là. Le Jeannot il avait pas entendu quand ils viendraient les loustics de Paris… Et franchement, vous connaîtriez le référentiel B 15 vous sauriez que se le taper plus d’une semaine c’est invivable. Pire que de se faire coincer par les inspecteurs. La perspective de devoir travailler indéfiniment nous accabla.

Là encore, face à la dépression qui frappaient mes collègues j’ai tenu le cap et ai trouvé la solution !

Ils suffisait qu’on découvre quand ils viendraient les bœufs carottes ! On avait en général pas grand-chose de la journée donc on allait les mettre sous surveillance nos patrons.

Dès le lendemain, Mme Jassieu qui arrive avant tout le monde le matin s’est chargée d’éplucher les agendas du chef et du sous chef. Hélas ! Pas de grande mention en rouge marquée « Venue de l’inspection générale » mais elle a repéré 3 dates dans les agendas où les grands manitous n’avaient pas de rendez-vous extérieurs ni l’un ni l’autre. Le grand débarquement devrait être une de ces journées là.

Le Jeannot s’est dévoué pour inviter le sous-chef à boire un coup à la sortie. On s’est cotisé tous les 4 pour payer les tournées et espérer qu’à partir d’un gramme il commencerait à parler. Mais ça n’a pas marché… C’est Jeannot qui s’est effondré au bout de la 5ème pinte et le sous-chef a dû le ramener chez lui.

Finalement c’est Jean-Paul qui a réussi à résoudre l’énigme. Il s’est caché dans le placard de la salle de pause un matin juste avant que les deux patrons viennent prendre le café et là ils les a entendus en reparler et lâcher enfin la date.

Il est revenu tout fiérot dans le bureau et s’est fait prier la révéler la date. J’allais le secouer pour la lui faire sortir quand il l’a enfin donné. Et là en la disant, il s’est décomposé. Il venait de se rendre compte que l’inspection… c’était demain.

Mme Jassieu a éclaté en sanglot. Jeannot a sorti sa bouteille de Cognac et Jean-Pierre sa Ventoline. Un silence de mort s’est ensuite installé dans le bureau.

Et là, encore une fois, c’est moi qui ai trouvé la solution. Simple et évidente.

Pour vérifier les bordereaux et les comparer au référentiel B 15 et à l’application FIBER, encore fallait-il que les bordereaux soient à disposition.

Le soir Jeannot et moi on est revenu vers les 23 h devant les bureaux. Un bon petit cocktail Molotov jeté dans les fenêtres du premier étage et un graffiti sur le mur pour faire penser que c’était l’œuvre des jeunes du quartier et le tour était joué.

En revanche, on avait pas anticipé qu’avec tout cela, on n’aurait pas de bureau pendant quelques temps, qu’on allait tous d’être mutés à 100 km et que le pauvre Jean-Pierre qui est contractuel allait être viré. Mais bon, l’un dans l’autre on a pas eu à remplir les formulaires X72.

Ce texte a été produit dans le cadre d’un atelier d’écriture dirigé de la Manufacture des mots

Oh Marie…

Jérémie était debout depuis 5 heures du matin. Pourtant  il ne devait pas prendre le train de banlieue vers la capitale et ses 9 heures de travail quotidien. Aujourd’hui il était de repos. Mais il s’était réveillé aux aurores et l’inquiétude avait fondu sur lui dès qu’il avait ouvert les yeux. La veille, pour la première fois depuis 2 ans, Marie n’était pas devant la gare.

Le matin il ne s’était pas trop inquiété. Peut-être, même si cela ne lui était encore presque jamais arrivé depuis qu’il la connaissait, était-elle toujours endormie en boule dans son abri, dissimulée dans un des buissons du petit square tout proche. Il s’était dit, pour se rassurer, que le soir, à son retour, elle serait là, à sa place. Mais cette absence l’avait inquiété toute la journée. Comme un nuage menaçant dans un ciel ensoleillé. Marie, où es-tu ?

Il n’avait pas pu en parler à ses collègues pour évacuer ses angoisses. Comment expliquerait-il le rapport qu’il avait noué au fil des mois avec cette femme que personne ne regardait, cette « SDF » mutique venue d’Afrique, qui faisait la manche, hiératique et fière, toujours au même endroit ou presque.

En reprenant le RER ce soir-là, Jérémie essaya vainement de se plonger dans un magazine. Comme tous les soirs,  il avait acheté une boite de gâteau pour l’offrir à Marie à la descente de son train. Des Pepitos chocolat noir. Sa marque préférée.

Alors que les minutes passaient et le rapprochaient de sa destination, il essayait de se persuader qu’elle serait là. Mais il avait un mauvais pressentiment. Qui se confirma hélas. Marie n’était toujours pas à sa place, à quelques pas de l’entrée du hall de la gare.

Il alla voir dans le square où elle passait ses nuits. Rien. Et, plus inquiétant, le petit coin qu’elle s’était fabriquée au fil des mois dans une haie de troène derrière les sanitaires semblait avoir été déserté. Ses grands sacs à provision n’étaient plus là. Quelqu’un les avait-il pris ? Ou Marie était-elle partie ?

Il fit le tour des commerces du quartier et posa quelques questions. Mais il n’obtint aucune information. Qui, à part lui, dans cette banlieue sans âme où tout le monde passait sans s’arrêter  s’intéressait à cette femme seule, cette femme qui n’avait rien sinon quelques sacs plastiques. Une femme qui pourtant était devenu un repère essentiel dans la vie de Jéremie.

Revenu chez lui, il prit immédiatement sa voiture et entreprit de partir à la recherche de Marie. Il tourna dans le quartier de la gare, dont à sa connaissance elle n’était pas sortie depuis deux ans. Le parvis puis le square à nouveau, le centre commercial où elle faisait la manche lorsque il y avait des grèves SNCF. Mais là encore chou blanc. 

Le lendemain matin, Jérémie fut aux aurores devant la gare. Et passa sa journée à parcourir le quartier. A interroger à nouveau les passants. Pour le même résultat. Marie s’était bel et bien volatilisée.

Un passant lui conseilla d’appeler les hôpitaux, la police ou la mairie pour se renseigner. Il y réfléchit mais il renonça. Il ne voulait pas mêler les autorités à leur histoire, à Marie et à lui.

Le soir venu, il s’installa dans le petit bar face à la gare. L’angoisse qui le tenaillait depuis deux jours laissait peu à peu la place à d’autres sentiments. L’inquiétude. La colère.

Comment allait-il faire ? Comment allait-il s’en sortir maintenant ?

Les 20 ou 30 euros quotidiens qu’il arrivait à soutirer à Marie chaque soir était ce qui lui permettait de s’offrir tant de  petits plaisirs.  Ses clopes. Ses bières. Son herbe. Tout ce que son salaire misérable ne couvrait pas.  Comment retrouver une source de revenu aussi fiable et sans risque que cette femme seule et vulnérable ?

Ce texte a été produit dans le cadre d’un atelier d’écriture dirigé de la Manufacture des mots

Un investissement

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Rodolphe sentait ses yeux devenir de plus en plus lourd. La voix lénifiante du professeur d’économie financière, son ton monocorde l’entrainait doucement vers cette zone où la conscience et le sommeil se fondent et s’entrelacent peu à peu. Ce matin, comme 4 jours par semaine, il s’était levé à 4 h pour effectuer 3 heures de ménage dans des bureaux. Ce soir après les cours, il prendrait son sac à dos isotherme vert, enfourcherait son vélo pour quelques heures de livraisons.

Dans 4 mois, les partiels allaient commencer. Il avait une masse incroyable de cours à apprendre, de devoir à faire et il était parfois tellement épuisé qu’il avait envie de pleurer. Mais il n’avait pas le droit de flancher, encore moi d’échouer. Il devait absolument valider son année pour pouvoir espérer décrocher un contrat en alternance dans une banque l’année prochaine et ainsi réussir à s’extirper de sa situation. Il n’aurait pas de deuxième chance

Mais en aurait-il l’énergie ? Quand il voyait ses camarades de promo, qui n’avait qu’à suivre les cours et qui semblaient eux aussi épuisés et à la peine face à la masse de travail demandé, comment pouvait-il espérer s’en sortir lui qui en plus devait travailler ?

Rodolphe chassa ces pensées négatives et essaya de se concentrer sur le cours dans une matière où il avait déjà du mal à suivre.

Son attention fut alors attirée par l’écran de l’ordinateur de l’étudiant  placé devant lui. Chasseigne, Pierre. Un petit con dilettante plein aux as, qui allait sans aucun doute foirer son année. Mais qui semblait n’en avoir rien à faire. Son père était un négociant en vin richissime et il trouverait sans aucun doute à rebondir avec son aide. L’argent peut tout compenser, tout acheter même et surtout la réussite. Rodolphe ne l’aimait pas mais il avait pris l’habitude de le fréquenter. Chasseigne avait la carte bleue généreuse et en fin de soirée il ne rechignait pas à payer des tournées.

Et donc sur l’écran de l’ordinateur de Chasseigne, il voyait celui-ci en train de consulter ses comptes. Et les sommes affichées étaient hallucinantes. Elles représentaient bien plus que ce que Rodolphe n’avait jamais eu en plusieurs années sur son compte.

Et cet imbécile qui exhibait devant lui cet argent incroyable, qui tapait ses codes à la vue de tous, si simples que Rodolphe, de façon quasi automatique, les avaient retenus puis notés.

Cette nuit-là alors que pourtant il devait encore un fois se lever aux aurores, il n’arriva pas à s’endormir. Cet argent à portée de clic, cet argent d’un petit bourgeois arrogant qui lui tendait les mains, cet argent l’obsédait. Avec une fraction de celui-ci, 4 ou 5000 euros il pourrait lâcher ses ménages et ses livraisons éreintantes et se consacrer à 100 % à ses études. Et là il savait qu’il réussirait. Tout son parcours scolaire et universitaire avait été comme un marathon couru avec un sac à dos rempli de pierre, alors pensez si on lui retirait celui-ci combien il courrait vite et rattraperait et dépasserait tous ses concurrents.

Mais Rodolphe n’était pas stupide. Cet argent, si proche, à une portée de clic, il n’était pas à lui. Et Chasseigne, même blindé comme il l’était se rendrait bien compte de la disparition d’un somme importante sur ses comptes.

Si seulement, ce mec pouvait disparaitre se dit-il rageusement…

Et si quand ce virement s’inscrirait sur son relevé de compte, Chasseigne n’était plus là pour le voir. Si la vie faisait en sorte, par un miracle insensé, qu’il soit ailleurs, parti pour un long voyage, ou dans une autre dimension, un autre univers.

Rodolphe n’osait pas formuler clairement ce à quoi il pensait. Mais déjà, son esprit cherchait des solutions. Si sa disparition est suspecte, évidemment qu’il y aurait une enquête et que là le pot aux roses serait découvert. Un virement de 6000 €, bon disons 7000 €, à un camarade d’études dont il n’était pas particulièrement proche semblerait forcément suspect.

En revanche si il arrivait un accident, une disparition comme il en arrive tous les jours. Qui irait fouiller très loin ? Un étudiant qui boit trop par exemple et qui va ensuite reprendre ses esprits en bord de Garonne …  et qui glisse… Il y en avait eu combien ces derniers temps de ces tristes faits divers ?

C’est sur ces pensées que le sommeil pris Rodolphe une heure seulement avant la sonnerie du réveil. Qu’il n’entendit pas et qui donc ne le réveilla pas.

Quand il ouvrit les yeux vers midi, il découvrit un message sur son répondeur. Son patron furieux de son absence et qui menaçait de le virer. Il le rappellerait un peu plus tard le temps de trouver un bobard crédible. Il avait une heure avant de partir pour les cours et en prenant son Ricoré les idées de la veille tournèrent à nouveau dans son esprit.

A la lumière froide du matin, elles étaient à la fois plus terribles et plus séduisantes. Rodolphe aurait pu lutter, repousser sa décision mais il se connaissait assez maintenant pour connaitre le résultat de ce combat intérieur. Autant céder tout de suite et s’épargner cela.

Dans le tramway qui l’amenait sur le campus, il pianota sur son portable

« Salut Pierre ! Ça te dirait d’aller boire une bière demain soir ? C’est jeudi, on l’a bien mérité !

Les dés était jetés. Il se connecta à son compte en banque. Il lui restait 80 €. De quoi payer les premières bières à Chasseigne demain. Il fallait qu’il considère cela comme un investissement.

Ce texte a été produit dans le cadre d’un atelier d’écriture dirigé de la Manufacture des mots.

Un type formidable

Mon beau-frère est un type formidable. Fiable, gentil et amoureux. Il a épousé ma sœur il y a 20 ans maintenant et malgré le temps qui passe il la rend heureuse comme au premier jour.

Professionnellement, le restaurant qu’il a créé se développe année après année et il emploie maintenant 10 personnes. Qui apprécient tous leur patron.  Il est très occupé mais cela ne l’empêche pas d’être un père attentif qui sait faire passer son boulot au second plan quand le bien-être de ses enfants en dépend.

Mon beau-frère est le fils que mes parents auraient aimé avoir. C’est ce que mes parents pensent tellement fort qu’ils n’ont jamais eu besoin de le dire pour que je l’entende.   

J’ai le même âge que lui. Je suis divorcé – un mariage qui n’a duré même pas un an – et sans enfant. J’habite un studio pas très loin de chez mes parents. Et même si ce n’est pas facile, que j’ai enchainé les boulots sans jamais me poser, que parfois je n’en ai pas de boulot, j’arrive à payer mon loyer tout seul. Je n’ai jamais demandé un sou à mes parents ni à ma sœur. Il est arrivé que mon beau-frère me donne un coup de main pour boucler mes fins de mois. Toujours discrètement et avec tact bien sûr.

J’ai mis des années à le comprendre puis à l’assumer. Ce type formidable, ce roc familial, cet époux et père admirable, ce gendre apprécié, ce patron humaniste, je le déteste. Au début j’ai essayé de résister, de lutter, motivé par la  honte que cette haine me causait. Ce type bien, toujours là pour moi et ma famille, et bien je ne le supportais pas. Et puis un jour, j’ai compris que le combat était perdu d’avance et qu’il fallait abandonner la gêne poisseuse du remords pour ne conserver que cette magnifique énergie procurée par ce sentiment mauvais mais irrésistible. Aimer ce gars me demandait tellement d’effort alors que m’autoriser enfin à la détester m’a libéré.

De cette acceptation à la volonté de lui faire du mal le chemin a été long. L’idée s’est insinuée peu à peu, comme de l’eau dans un toit par une tuile fêlée. Elle avait trouvé un point d’accès et peu à peu, jour après jour, mois après mois, elle a doucement fait son chemin, imbibé mon cerveau et mes pensées.

Je ne voulais pas qu’il souffre. Pas vraiment. Je voulais surtout que pour une fois cela soit lui qui déçoive tout le monde. Voir dans le regard de mon père la même distance que lorsque je lui dis que je n’ai pas été retenu pour un entretien d’embauche ou que j’ai laissé passer le délai pour m’inscrire à un concours. Ne plus entendre la fierté dans la voix de ma mère lorsqu’elle me raconte le dernier exploit de ce cher Jean-Jacques.

J’ai laissé murir quelques semaines mon projet. Et puis une idée m’est venue. Je passe mes nuits et une bonne partie de mes journées devant mon ordinateur. Cela m’a demandé des recherches et de l’organisation pour me préparer et faire en sorte que mes traces soient indétectables. Quand j’ai été prêt j’ai lancé l’attaque. A partir des faux profils que j’avais créé j’ai inondé le web d’avis négatif, de commentaires assassins ou faussement équilibrés sur le gagne-pain et la fierté de mon beau-frère. Son restaurant. Celui-ci, situé dans notre petite ville balnéaire a besoin pour fonctionner d’une bonne image. La majeure partie de sa clientèle est constituée de touriste qui cherche où manger au dernier moment en surfant sur le web. Mes petites perles assassines étaient pesées pour décourager n’importe qui de passer la porte du restaurant. Et cela a plutôt bien marché au début.

« Cheveux trouvés dans la soupe de homard »  « le poisson du marché était sans gout aucun et vu sa consistance je soupçonne qu’il sortait du congélateur » « La serveuse m’a très mal parlé et s’est moqué de mon enfant handicapée ». Je faisais en sorte de ne pas poster trop de commentaires à la suite et surtout de les rendre crédible par des détails véridiques. « La vue sur la plage est superbe, dommage que les traces de doigts et de gras sur les vitres fassent s’interroger sur la propreté du lieu ». « Le patron sentait l’alcool et avait visiblement un peu trop gouté à l’apéritif maison ».

Je me suis beaucoup amusé pendant ces quelques jours. J’ai apprécié l’énervement qui montait dans la famille. La baisse des réservations au restaurant. Les pleurs de ma sœur, les cernes sous les yeux de Jean-Jacques, le silence de mon père lors du repas dominical chez mes parents. Et puis les choses se sont retournées. Un article dans la presse locale dénonçant les commentaires assassins et prétendument infondés. Les avis des clients habituels venant contrebalancer les mauvaises notes. La solidarité parmi le personnel qui a contacté la radio locale. Mon père a conseillé à mon beau-frère de porter plainte. J’ai jugé plus prudent d’arrêter là pour ne pas risquer de me faire prendre. Ce genre d’attaque masquée ne pouvait de toute façon pas aller bien loin. 

J’ai laissé quelques semaines passer en ruminant ma déception. A la recherche d’une autre idée. Je m’étais attaqué à sa réputation professionnelle mais cela avait échoué. Mon erreur de base avait été d’essayer de lui inventer un point faible. Cela ne pouvait pas marcher. Il fallait que je débusque, derrière la vitrine rutilante, l’arrière-boutique cachée de mon beau-frère. Ses secrets honteux. Ses défauts inavouables. Ce qui l’abaisserait dans le regard de mes parents, flétrirai définitivement son image de gendre, de fils idéal.

Aucun homme n’est sans reproche. Y compris Jean-Jacques. C’est cette conviction qui m’a guide au cours des semaines où je l’ai traqué et passé sa vie au microscope. J’avais fait en sorte de me faire virer de mon dernier emploi, ce qui me laissait tout mon temps pour le suivre.  Chaque matin, je me garais à proximité de chez lui et attendait qu’il commence sa journée où je n’allais pas le lâcher d’une semelle. Sa vie était parfaitement réglée. Il se levait tôt, partait au travail, assurait le repas de midi en salle, allait chercher mes neveux à l’école, retournait au restaurant pour le service du soir. Sur les trajets, il respectait les limitations de vitesse donc pas de risque hélas qu’il n’écrase un enfant. Pendant quelques jours, j’ai espéré découvrir qu’il tournait autour d’une de ses serveuses ou mieux encore d’un des cuisiniers. Mais il m’a fallu me rendre à l’évidence.

Avec 42 jours de filature, 120 litres d’essences gâchés, je n’ai pu que constater que Jean-Jacques était inattaquable. Sa vie était encore plus ennuyeuse et sans relief que je le redoutais. Si jamais il m’était resté une dose d’affection pour lui, elle aurait été balayée par ce spectacle écœurant de travail acharné, de vie familiale dévouée et d’arrêt systématique au passage piéton pour laisser passer vieille dame ou enfant qui n’en demandaient pas tant.

Cet échec navrant a néanmoins eu l’avantage de me faire comprendre qu’il faut que je change radicalement de perspective dans mon projet. Plutôt que d’abaisser mon beau-frère dans le regard de mes proches, ce qui semble impossible, il faut que je m’élève dans leur perception. En me servant de lui comme d’un marchepied. Cela ne semble pas très clair dit comme cela, alors voilà ce que lors d’une longue insomnie j’ai imaginé. Il faut que je sauve mon beau-frère, qu’il me doive tout ou presque, que de sa vie même il me soit redevable. Et qu’enfin mes parents voient qui est leur fils.

Jean-Jacques adore nager et souvent le dimanche après le repas chez mes parents nous allons en famille sur la plage toute proche. Pendant que je barbote au bord, Jean-Jacques file vers le large de son crawl puissant.

Et si je m’arrangeais pour que  sa baignade tourne mal et que je sois là pour le sortir du pétrin ?  Quelques gouttes versées dans son verre d’un de mes nombreux médicaments – contre l’insomnie, les angoisses, la déprime, les accès de colère – et le tour serait joué.

Le lendemain au réveil de cette nuit exaltante où j’ai imaginé tout cela, quand me revient à l’esprit ce plan, il ne me semble plus aussi génial. Trop alambiqué. Mais après tout qu’ai-je à perdre ? A part mon beau-frère.

Il est des jours où tout semble aller comme sur des roulettes. Ce dimanche, du moins au début, en est un. Le temps est au beau fixe et dès l’apéritif Jean-Jacques annonce qu’il a l’intention aller piquer une tête dans la grande bleue après déjeuner. Quelques minutes plus tard, il quitte la terrasse en laissant son verre de Ricard posé devant moi. Ni vu ni connu j’y verse 3 gouttes. En fin de repas, quand je sers à tous le café j’en rajoute discrètement 4 autres dans sa tasse.

Quelques instants plus tard, nous sommes tous sur la petite plage nord. Mes parents, ma sœur, Jean-Jacques et mes neveux. A part nous, il n’y a pas grand monde. Je surveille discrètement mon beau-frère et  hormis quelques bâillements il ne semble pas encore atteint par le puissant cocktail ingéré. Je le connais assez pour savoir qu’il ne va pas renoncer à son grand plaisir pour une petite fatigue passagère. Et en effet, ni une ni deux, il enfile son maillot de bain et file vers l’océan. Je le suis.

Je ne suis pas un aussi bon nageur que lui et en règle générale je reste où j’ai pied. Mais cette fois ci de ma brasse maladroite je m’éloigne du bord dans son sillage. Jean-Jacques enchaîne les allers retours parallèle à la plage. Un vrai métronome. Et si mon plan ne marche pas ? Et si en plus d’être parfait il était immunisé contre les médicaments ?

Et puis tout à coup, il s’arrête. Je m’approche et quand je le rejoins, je constate qu’il est tout pâle.

Cela ne va pas ?

Je me sens tout bizarre me répond-il. Les huitres ne devaient pas être très fraîches. Je crois que je vais sortir de l’eau.

Avant même que je puisse lui proposer d’un air protecteur de s’appuyer sur moi, une douleur fulgurante me transperce la cuisse gauche. L’inconvénient de rester enfermer toute la journée chez soi devant son ordinateur c’est qu’on n’a pas une condition physique du tonnerre. Cette maudite crampe vient me le rappeler.

Jean-Jacques se rend compte que je ne vais pas bien. Et la perspective de me venir en aide semble lui redonner un peu d’énergie. Il va lui en falloir car très vite ma seconde jambe est  aussi atteinte de crampes.

Les minutes qui suivent sont pénibles. Je préfère les oublier. Quand l’eau pénètre dans vos poumons la douleur est insoutenable. Elle n’est heureusement que passagère.

Et maintenant je flotte au-dessus de la plage. Tel un nuage, une brume légère. Je contemple mon beau-frère en train d’essayer de réanimer un corps. Tiens c’est moi. Je ne peux m’empêcher, Dieu me pardonne, de ressentir une fois encore une bouffée de haine à son encontre. Seul sur la plage, alors qu’il est assommé par les somnifères, il tente de me sauver.

Je surplombe mon père, qui un peu à l’écart hoche la tête d’un air indéchiffrable. Sans doute se dit-il que je suis vraiment un piètre nageur. Ma mère regarde Jean-Jacques avec un air éperdu d’admiration.

Pendant un instant, les efforts efficaces de mon beau-frère –qui est bien sur un sauveteur secouriste brillant et diplômé – sont sur le point de me réanimer. Je sens mon corps m’appelant, prêt à réaccueillir mon âme. Mais je lutte de toutes mes forces pour rester là haut. Je ne veux pas lui faire ce cadeau. Pas question qu’il me ressuscite et en recueille encore une fois toute la gloire. Je suis décidé à rester le premier gros échec de sa vie. Le cadavre dans son placard.

Foehn

La première goulée d’air. Une brûlure, une douleur et très vite, la chaleur bienfaisante, presque une ivresse, qui envahit son corps, ses épaules, ses bras recroquevillés contre sa poitrine, ses jambes qui lui paraissent si lointaines, couchées dans ce lit inconnu.

Elle n’a pas ouvert les yeux. Elle ne peut pas encore. Elle se sent protégée dans cet état de conscience vaporeux. Elle sait confusément qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire et d’anormal. Un bip rythme ses respirations qui reproduisent et renouvellent la sensation inconnue. Brulure, qui va en diminuant, chaleur et bien être qui se déploient.

Elle n’a pas ouvert les yeux. Elle ne veut pas encore. Elle veut gouter ce rythme, maitriser cette allure de l’air qui envahit son corps. Respirer, insuffler dans le moindre recoin de ses membres cette énergie nouvelle. Expirer, diffuser cette chaleur bienfaisante dans ses muscles endoloris par l’immobilité.

Elle va bientôt ouvrir les yeux. Elle se prépare à déployer ses bras, ses ailes a-t-elle envie de dire. Elle est encore dans l’exploration des perceptions de son corps. Certaines tellement familières et désagréable. La chambre implantable en haut de sa poitrine. Le tuyau qui sort de son nez, et ce maudit bout de sparadrap qui se décolle. Les douleurs dorsales. Mais surtout ces sensations absolument inédites ou oubliées. La fraicheur de l’air frais dans ses narines et sa gorge. Et cette impression incroyable dans son torse et son ventre. Ils se soulèvent, s’étendent, se remplissent à nouveau. Après des mois, voire des années, où chaque respiration était une lutte.

Peu à peu, ce qui l’entoure lui parvient. Le bruit d’une machine. Un ronflement, comme une colonne d’air ou une éolienne. Des odeurs. D’abord âcres, chimiques, pharmaceutiques. Et puis, se glissant entre elles, cette senteur, cette fragrance entre toute reconnaissable. Le parfum qu’il porte depuis ses 20 ans. Il est là. Dans la pièce.

Elle va bientôt ouvrir les yeux. Mais d’abord elle veut comprendre. Se souvenir. Y croire. L’opération a réussi. Elle est vivante. Son mari attend son réveil, là tout près, dans sa chambre à air stérile. Il doit porter cette ridicule charlotte sur la tête.

Elle va bientôt ouvrir les yeux. Mais elle va d’abord prendre une dernière longue respiration. Elle veut gouter la sensation de ces nouveaux poumons dans son corps. Cette nouvelle partie d’elle qu’on lui a offert pour lui redonner la vie, le souffle, l’avenir.

Elle entend alors une voix qui s’adresse à son époux. Masculine, vive et précise. « Il faut surtout vérifier régulièrement que la plèvre ne se décolle pas. C’est le principal risque post-opératoire. L’air qui fuit par les sutures, qui bulle et cela peut tourner rapidement au pneumothorax si on ne fait rien. »

Elle commence à ouvrir les yeux malgré la fatigue. Elle va bientôt sourire à son mari et remercier ce docteur intimidant à la voix sèche qui lui a redonné le souffle en même temps qu’il lui a greffé deux poumons. Elle hésite un instant. Comment s’appelle-t-il déjà ce médecin ? Un nom de vent des montagnes. Un vent d’Autriche. Elle cherche un peu, ne trouve pas et puis e se dit « tant pis », prend une grande inspiration et ouvre les yeux.

Texte écrit dans le cadre de « Dis moi Dix mots 2021 »

Le journal du Parti

Tout est arrivé parce que je suis coquet et malchanceux. Au Tabac-Presse, quand je me suis servi sur le présentoir à quotidien, je n’avais pas mes lunettes – je ne les porte jamais en dehors de chez moi, ça me vieillit – et j’ai pris ce que je croyais être le journal du Parti. La malchance a été qu’à la caisse j’ai croisé la femme du secrétaire de section, la camarade Borsky. Et qu’en rentrant chez moi, mon journal bien visible sous le bras, j’ai rencontré et discuté brièvement avec un camarade.

C’est bien installé dans mon fauteuil, les lunettes sur le nez que j’ai découvert ce que j’avais acheté. Quelle terrible erreur ! Un quotidien a la typographie proche du journal officiel du Parti et avec à la une une photo du grand leader. Mais il s’agissait du principal – et seul – journal d’opposition. Avec, au-dessus de la photo de notre chef bien-aimé, un gros titre le ridiculisant. Mon cœur a cessé de battre quelques instants. Les camarades avaient-ils vu ce que j’avais acheté par erreur ? Mme Borsky allait-t-elle en parler à son mari ? Mais j’ai voulu croire que, peut être, ceux que j’avais croisé n’avait pas noté mon achat scandaleux.

Mes illusions ont duré jusqu’à la réunion du parti le lendemain soir. Quand je suis entré dans l’amphithéâtre, les conversations se sont subitement arrêtées. Après quelques minutes de solitude, la réunion a enfin commencé. Moi qui habituellement intervient peu, j’ai pris la parole à de nombreuses reprises pour affirmer le hauteur de pensée du grand leader et la lâcheté de l’opposition. A la fin, j’ai discuté un peu avec les autres mais chacun semblait pressé de rentrer chez soi.

Pendant quelques jours, j’ai cru que les choses avaient repris leur cours normal. Au travail, le train train habituel. A la boulangerie, j’ai fait la queue derrière le trésorier du parti qui m’a salué aimablement. Peut-être que ce regrettable incident était oublié de tous.

Le samedi soir, mon grand plaisir est de me rendre au centre culturel du quartier et de m’installer à la buvette pour y jouer aux cartes. Ce samedi-là j’y suis allé. Une place s’est libérée à l’une des tables et j’ai pu rejoindre une partie en cours. La chance était de mon côté ce soir-là et j’ai gagné plusieurs parties de rang. Le visage de Grognek, qui n’aime pas perdre, commençait à s’allonger. Quand j’ai raflé encore une fois la mise, il s’est levé en disant qu’il devait rentrer et en partant il m’a salué d’un «Tu es très chanceux, camarade !  On raconte d’ailleurs que tu vas en avoir besoin». J’ai préféré ne pas relever. Des racontars de mauvais joueurs.

J’ai continué à vivre. Je m’efforçais de ne plus penser à cette déplorable aventure. De ne pas tout interpréter de travers. Certes la concierge, Mme Kupcek, était assez froide avec moi depuis quelques temps mais peut-être avait-elle des soucis personnels. Au travail, le dossier du barrage de la province Nord sur lequel je travaillais depuis des mois a été confié à un autre collègue. Mais la phase d’étude, dont je suis le spécialiste, touchait à sa fin et on allait me proposer un autre chantier m’a assuré le chef. Et les voitures sombres qui me suivaient lorsque je rentrais chez moi n’étaient peut-être conduites que par d’innocents travailleurs regagnant comme moi leur domicile.

J’avais évité de retourner au tabac-Presse depuis mon erreur. Surtout que je connaissais la réputation de son propriétaire et sa proximité avec l’opposition vile et lâche qui critique notre grand Leader adoré. Mais un soir en rentrant du travail je m’y suis arrêté. Il y avait peu de monde et j’en ai profité pour jeter un coup d’œil aux nouveautés du présentoir à livre. La biographie du Grand leader venait d’être rééditée avec une nouvelle préface de son fils et je l’ai feuilleté. Je l’ai reposé puis suis allé payer le journal du Parti. J’ai bien vérifié deux fois que je ne me trompais pas cette fois. A la caisse, au moment de me rendre la monnaie, le patron, un homme habituellement peu loquace, m’a fait un clin d’œil et m’a murmuré « Je vais recevoir des journaux plus intéressant que celui-ci demain, je peux vous en mettre un de côté si vous le voulez ». Je n’ai pas su quoi répondre et suis sorti précipitamment. Et là, devant le Tabac-Presse, stationnait une voiture noire.

Cette nuit-là, j’ai mal dormi. Je ne pouvais pas continuer comme cela. Il fallait que j’en aie le cœur net. Me soupçonnait-on de dérives idéologiques ? Interprétais-je tout de travers ?

Le lendemain, j’ai demandé rendez-vous au Camarade Borski, le secrétaire de ma section

Le camarade Borski est un homme très intelligent, travailleur et fidèle au grand Leader mais pas très souriant et pour tout dire un peu intimidant. Il m’a reçu dans son bureau et ne m’a pas proposé de m’asseoir pendant que je lui ai expliqué la raison de ma venue.

J’ai essayé de lui raconter l’histoire depuis le début. Mes lunettes. L’achat du mauvais journal. Sa femme que je croise a la caisse. La réunion ou tout le monde me fuit. La concierge qui me fait la gueule. Les voitures noires qui me suivent.

Sans doute était-ce l’émotion mais je dois avouer que je me suis un peu emberlificoté dans mes explications et que moi-même je ne me suis pas tout à fait compris.

Le secrétaire de section a laissé un long silence s’installer après mon explication. Puis il a pris la parole. 

‘Si je comprends bien, vous venez me dire que vous achetez des torchons d’opposition qui insultent notre grand leader adoré et vous tentez de mêler ma femme a cette sordide affaire ? »

Je ne me rappelle plus vraiment la fin de.l’entretien et toute les menaces proférées par Borski mais toujours est-il que 5 minutes après je me trouvais sur le trottoir devant la section du parti, tremblant et désespéré. Sur le chemin qui me ramenait chez moi, j’eus le temps d’imaginer ce qui risquait de m’arriver. Et puis une idée me vint.

Demain je retournerai au Tabac Presse. Le patron pourrait sans doute me mettre en contact avec un groupe d’opposition. A plusieurs on est plus fort pour se battre contre l’oppression du Grand Leader adoré…euh je veux dire contre l’oppression de cet ignoble despote !

Dyson

D’habitude je ne réponds jamais quand on m’appelle sur mon poste fixe. Personne n’utilise plus ce numéro sinon les démarcheurs téléphoniques. Mais cet après midi là, je venais de me réveiller d’une courte sieste quand il a sonné et j’ai répondu machinalement.

J’ai tout de suite reconnu sa voix. Dix ans après. Et il n’a même pas paru gêné. J’étais tellement abasourdi que je l’ai laissé mener la conversation et quand il m’a annoncé qu’il était à la gare et qu’il allait passer m’embrasser, je n’ai même pas refusé.

Mon père, qui ne m’avait pas donné de nouvelles depuis 10 ans, réapparaissait comme cela, sans un mot d’explication, et je le laissais encore une fois mener la barque à sa guise.

Je n’avais qu’à pas lui ouvrir. Tout simplement.

Non, cela ne marcherait pas. Le portail de la maison ne fermait pas, je n’avais pas de rideaux et à moins de me cacher dans les toilettes ou sous mon lit, il aurait tôt fait de me débusquer en regardant par les fenêtres. Il n’hésiterait pas, il ne reculait devant rien.

J’allais lui dire son fait à ce salaud.

Tu crois vraiment ? Comme d’habitude, il va prendre la conversation à son compte et je ne pourrai pas en placer une.

C’est alors que j’ai eu l’idée. J’ai hésité un instant car après plusieurs mois de laisser-aller j’avais fait le grand ménage de printemps le week end précédent. Tout était encore impeccablement propre et rangé. Mais bon, je ne vois mon père que tous les 10 ans, c’était une occasion spéciale non ?

Je me suis en fait amusé comme un petit fou. J’ai dispersé mes vêtements sur le sol du salon. Sur le canapé, j’ai renversé deux paquets de riz. Avec mon nouvel aspirateur Dyson, je pourrais le récupérer assez facilement.

Dans l’entrée, j’ai posé sur le carrelage le contenu de mes placards de cuisine. Pour la salle à manger, j’ai eu du mal à trouver une idée. Et puis quand il aurait vu l’état des autres pièces, arriverait-il jusque là ?

Mais, malgré tout, je suis son fils et il m’a transmis l’idée qu’il faut toujours aller jusqu’au bout. D’un projet, d’un travail, d’une trahison. Alors j’ai versé au sol le gel douche et le shampoing. Au moins cela fera briller le carrelage.

Ensuite je suis retourné au salon, j’ai poussé un peu le riz pour m’asseoir sur le canapé. Et j’ai attendu.

Connaissant mon père, ce maniaque de la ponctualité et de l’ordre, il allait être parfaitement à l’heure.

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Anne-Charlotte Berthomiet

Je la hais. Je ne sais pas comment j’en suis arrivée là mais c’est bien de la haine pure. Froide et presque détachée de son objet. Ce sentiment je l’ai longtemps combattu ou du moins tenté de l’apprivoiser. Mon moi rationnel et poli, mon moi social-démocrate s’adressaient à mon moi sauvage en soulignant tout ce que cette personne pouvait avoir comme bons côtés, ses probables traumatismes personnels. Cela a marché un temps, d’autant plus que j’avais mis le maximum de distance entre elle et moi.

Il a suffi, par un simple jeu de réorganisation d’organigramme, que nous nous retrouvions dans le même service à quelques portes l’une de l’autre et, surtout, contraintes de travailler régulièrement ensemble pour que, telle une flamme étouffée qui retrouve de l’oxygène, tout explose.

Maintenant que je lui ai lâché la bride, cette haine prospère. Au début, je la ressentais, la décrivais, comme une tumeur qui insidieusement colonisait les organes l’entourant. Mais cette comparaison était bien trop péjorative. Car cette détestation, c’est aussi une formidable source d’énergie. Quand je relâche mon propre jugement petit bourgeois, je l’apprécie, je la goûte, je la savoure. Elle me réchauffe, me fait me sentir vivante et étrangement apaisée. Comme l’amour, la haine vous nourrit. Cela sonne comme un cliché mais maintenant que je le vis, je le ressens dans toutes mes tripes.

Anne-Charlotte Berthomiet. Elle s’appelle Anne-Charlotte Berthomiet. Elle est en charge de la division achat de l’entreprise où je dirige le service juridique. Nous avons sensiblement le même âge et un parcours de bonnes élèves ayant choisi d’investir un milieu professionnel peu ouvert aux femmes. Le BTP. Une vie familiale classique. Mariées, 2 enfants en primaire. 

Que nous ne nous entendions pas n’était pas étonnant. Trop de points communs apparents. Et une attitude face à la vie diamétralement opposée. Elle redoutait. Je laissais venir. Elle soupçonnait. Je faisais confiance. Elle affrontait la difficulté bille en tête. J’esquivais tant que je pouvais. Elle donnait tout pour son travail. Je n’y voyais qu’un gagne pain.

Tout cela aurait pu faire le lit d’une détestation ordinaire, d’une relation faite de sourires froids et de pensées méprisantes. Mais il y a eu un moment de cristallisation. Une étincelle qui a déclenché l’incendie. 

En janvier dernier, j’ai accueilli une stagiaire de 3ème. La fille d’une amie de mon frère. Un service rendu pour quelqu’un que j’appréciais. La semaine où le stage était programmé ne pouvait pas plus mal tomber pour moi. Une nouvelle directive européenne venait d’être adoptée et les règles d’importation de nos fournitures en étaient bouleversées. J’allais devoir pondre en urgence des notes juridiques et me plonger dans le droit européen. Avec, dans les pattes, cette gamine que j’allais devoir occuper.

Le vendredi avant son arrivée, dans la salle de pause où je buvais un café, j’en parlais à mes collègues, leur demandant s’ils ne pouvaient pas m’en décharger quelques heures la semaine suivante en lui confiant un tâche quelconque. Comme je m’y attendais, un silence de mort accueillit ma demande. Puis, à mon grand étonnement, Anne-Charlotte Berthomiet me proposa de la prendre 2 jours sur les 5 dans son service.

Je ne pense pas qu’elle l’avait fait en ayant à l’esprit ce qui allait se passer. C’était sans doute simplement plus fort qu’elle. 

La petite, Eléane, était charmante. Timide mais avec une volonté de bien faire touchante. Curieuse et futée également. Et elle me regardait avec des grands yeux plein d’admiration. Le mercredi soir lorsque je l’ai accompagnée dans le bureau d’Anne-Charlotte Berthomiet pour la lui confier les 2 derniers jours de son stage, je l’ai presque regretté. J’allais devoir faire mes photocopies toute seule et aller chercher mon café moi-même.

Le jeudi, j’ai à peine aperçu Eléane. Elle est passée deux ou trois fois devant mon bureau mais semblait trop occupée pour s’arrêter discuter. Le soir on s’est croisées alors que je partais mais elle m’a juste souri et s’est dépêchée de retourner dans le bureau d’ Anne-Charlotte Berthomiet .

Le lendemain c’était le dernier jour de la semaine et de son stage et j’avais tellement bien avancé dans mes dossiers que j’ai décidé de reprendre la petite avec moi. J’avais envoyé un mail pour avertir Anne-Charlotte  dès 7h30 du matin depuis chez moi mais à 11 h je n’avais toujours pas de réponse et pas d’Eléane en vue. Je suis donc allée dans le bureau d’Anne-Charlotte Berthomiet pour récupérer ma stagiaire. Quand je suis arrivée, elles étaient toutes les deux plongées dans leur travail. Un tableau touchant. La petite s’était installée sur une table d’appoint à quelques dizaines de centimètre d’Anne-Charlotte et était absorbée par le classement de fiches.

J’ai toussoté et elles ont toutes les deux relevé la tête. Anne-Charlotte Berthomiet m’a regardé longuement avant de prendre la parole, laissant le silence s’installer comme elle sait si bien faire.

Ah Marianne, j’allais répondre à ton mail justement. Merci de ta proposition mais j’ai encore besoin d’Eléane. Elle préfère remplir la mission que je lui ai confiée plutôt que faire tes photocopies…

Eléane semblait gênée et a rougi. Je n’ai pas voulu la mettre en porte à faux. Cette femme l’avait manipulée. Elle ne perdait rien pour attendre.

Un peu avant midi je suis allée aux toilettes. Pendant que j’étais dans une cabine quelqu’un est entré et a commencé à se laver les mains. Un téléphone a sonné et une conversation s’est engagée. C’était la petite. J’ai compris que son interlocutrice devait être une de ses copines de collège.

Oui c’est mon dernier jour. Je suis trop deg’ que ce soit déjà fini ! J’adore travailler dans les bureaux… Oui super bien ! Surtout depuis hier. Anne-Charlotte elle m’a demandé de réunir des factures et de faire un tableau de classement… Ma maîtresse de stage, elle est gentille mais bon elle m’a juste donné à faire des photocopies et elle a passé son temps soit à parler à des copines au téléphone en disant qu’elle était débordée, soit à commander des choses sur Internet. Elle croyait que je la voyais pas…  Mme Berthomiet, elle c’est une vraie bosseuse ! 

J’attendis que la punaise eût fini sa conversation et reparte avant de sortir de la cabine. 

J’avais appelé quelques amies c’est vrai, mais pas plus que 4 ou 5 par jour. Et sur Vente Privée il y avait des affaires incroyables cette semaine là. Mais quelle petite punaise ! La  Berthomiet l’avait formatée.

En fin d’après midi, lorsqu’Eléane vint me voir pour me faire remplir et signer son bilan de stage, je vis qu’Anne-Charlotte Berthomiet avait joint un post-it où  elle chantait les louanges de sa nouvelle protégée. Je félicitais celle-ci bien sûr. Puis lui demandais d’aller me photocopier un ou deux articles pendant que je remplissais son évaluation. 

Elle laissa son sac à dos Eastpack sur la chaise, le petit agneau. J’avais envisagé d’y glisser mon i phone et de la faire contrôler par les vigiles de l’entrée mais je ne suis pas un monstre. Je me contentais d’ouvrir son yop et de le coucher sur le côté.

L’évaluation ne me prît que quelques minutes. D’abord les croix. Très satisfaisant / Satisfaisant / Moyennement satisfaisant / Insuffisant. Je ne suis pas un monstre.  Je ne cochais aucun “insuffisant”. Du “moyennement satisfaisant” partout. Et le commentaire que j’avais poli tout l’après midi me vint naturellement sous la plume.

“Eléane a été présente pendant la totalité de son stage. Elle gagnerait à écouter les conseils des adultes et à moins soupirer quand on lui confie une tâche. Une meilleure hygiène personnelle doit également être observée à l’avenir”. 

Quand elle revint et que je lui tendis l’évaluation, elle n’osa pas la lire devant moi. Je lui souhaitais une très bon week-end et lui dis que puisqu’elle avait passé une bonne partie de son stage avec Mme Berthomiet, j’étais allée lui faire valider mon évaluation.  

Voici donc comment ma guerre personnelle avec Anne-Charlotte Berthomiet commença.

Tous les jours quand nous nous croisons dans le couloir ou dans la salle de pause, je lui souris. La complimente sur sa bonne mine ou sur sa dernière réussite professionnelle. Elle me sourit en retour avec son air calme et serein. Qu’elle en profite tant qu’elle peut.